On connaît deux versions de ce poème : une première confiée à Georges Izambard au prinptemps 1870, et une autre à Paul Demeny en octobre 1870. La première pourrait être qualifiée d’assez pittoresque, et la seconde plus ironique et caricaturale. Il s’agit là d’une référence aux concerts qui étaient donnés chaque jeudi, place de la gare. On a conservé un programme daté du jeudi 2 juin 1870 annonçant une Polka-Mazurka des fifres d’un compositeur nommé Pascal, à rapprocher de la mention par Rimbaud d’une Valse des fifres dans le sixième vers. On peut se demander si Arthur n’aurait pas pensé à ses parents qui se sont rencontrés en 1852 à l’occasion d’un de ces concerts, et qui se sont mariés à Charleville le 8 février 1853. Certains attribuent à ce poème, une inspiration de « Promenades d’hiver » (Les Flèches d’or, 1864) d’Albert Glatigny. S’il est possible qu’Arthur Rimbaud s’en soit inspiré, on peut aussi raisonnablement penser qu’il s’agit là de l’expression d’une expérience personnelle vécue.
– Place de la Gare, tous les jeudis soirs, à Charleville.
Sur la place taillée en mesquines pelouses,
Square où tout est correct, les arbres et les fleurs,
Tous les bourgeois poussifs qu’étranglent les chaleurs
Portent, les jeudis soirs, leurs bêtises jalouses.Un orchestre guerrier, au milieu du jardin,
Balance ses schakos dans la Valse des fifres ;
On voit aux premiers rangs, parader le gandin,
Les notaires montrer leurs breloques à chiffres ;Les rentiers à lorgnons soulignent tous les couacs ;
Les gros bureaux bouffis traînent leurs grosses dames,
Auprès desquelles vont, officieux cornacs,
Celles dont les volants ont des airs de réclames ;Sur les bancs verts, des clubs d’épiciers retraités,
Chacun rayant le sable avec sa canne à pomme,
Fort sérieusement discutent des traités,
Et prisent en argent, mieux que Monsieur Prudhomme.Etalant sur un banc les rondeurs de ses reins
Un bourgeois bienheureux à bedaine flamande
Savoure, s’abîmant en des rêves divins,
La musique français et la pipe allemande !Au bord des gazons frais ricanent les voyous ;
Et, rendus amoureux par le chant des trombones,
Très naïfs, et fumant des roses, les pioupious
Caressent les bébés pour enjôler les bonnes.....– Moi je suis débraillé comme un étudiant,
Sous les verts marronniers les alertes fillettes ;
Elles le savent bien, et tournent en riant,
Vers moi, leurs grands yeux pleins de choses indiscrètes ;Je ne dis pas un mot : je regarde toujours
La chair de leurs cous blancs brodés de mèches folles :
Je suis, sous le corsage et les frêles atours,
Le dos divin après les rondeurs des épaules...Je cherche la bottine... et je vais jusqu’aux bas ;
Je reconstruis les corps, brûlé de belles fièvres ;
– Elles me trouvent drôle et se parlent tout bas :
– Et je sens les baisers qui me viennent aux lèvres....Arthur Rimbaud
Manuscrit autographe confié à Georges Izambard au printemps 1870.
Place de la gare, à Charleville.
Sur la place taillée en mesquines pelouses,
Square où tout est correct, les arbres et les fleurs,
Tous les bourgeois poussifs qu’étranglent les chaleurs
Portent, les jeudis soirs, leurs bêtises jalouses.– L’orchestre militaire, au milieu du jardin,
Balance ses schakos1 dans la Valse des fifres :
– Autour, aux premiers rangs, parade le gandin2 ;
Le notaire pend à ses breloques à chiffres3 :Des rentiers à lorgnons soulignent tous les couacs :
Les gros bureaux4 bouffis traînent leurs grosses dames
Auprès desquelles vont, officieux cornacs,5
Celles dont les volants ont des airs de réclames ;Sur les bancs verts, des clubs d’épiciers retraités
Qui tisonnent le sable avec leur canne à pomme,
Fort sérieusement discutent les traités,6
Puis prisent en argent7, et reprennent : « En somme !... »Épatant sur son banc les rondeurs de ses reins,
Un bourgeois à boutons clairs, bedaine flamande,
Savoure son onnaing8 d’où le tabac par brins
Déborde – vous savez, c’est de la contrebande ; –Le long des gazons verts ricanent les voyous ;
Et, rendus amoureux par le chant des trombones,
Très naïfs, et fumant des roses9, les pioupious10
Caressent les bébés pour enjôler les bonnes...– Moi, je suis, débraillé comme un étudiant
Sous les marronniers verts les alertes fillettes :
Elles le savent bien, et tournent en riant,
Vers moi, leurs yeux tout pleins de choses indiscrètesJe ne dis pas un mot : je regarde toujours
La chair de leurs cous blancs brodés de mèches folles :
Je suis, sous le corsage et les frêles atours,
Le dos divin après la courbe des épaulesJ’ai bientôt déniché la bottine, le bas...
– Je reconstruis les corps, brûlé de belles fièvres.
Elles me trouvent drôle et se parlent tout bas...
– Et je sens les baisers qui me viennent aux lèvres...11Arthur Rimbaud
Manuscrit autographe recopié et confié à Paul Demeny en octobre 1870.