On ne connait qu’un manuscrit de ce poème, de la main de Paul Verlaine, recopié en août 1871. Il a été publié pour la première fois dans la revue Lutèce, n°89 du 12-19 octobre 1883 (avec quelques variantes par rapport au texte ci-dessous) et présenté ainsi par Verlaine dans Les Poètes maudits en 1884 : « Les Assis ont une petite histoire qu’il faudrait peut-être rapporter pour qu’on les comprît bien. Arthur Rimbaud, qui faisait alors sa seconde en qualité d’externe au lycée de ***, se livrait aux écoles buissonnières les plus énormes et quand il se sentait — enfin ! fatigué d’arpenter monts, bois et plaines, nuits et jours, car quel marcheur ! il venait à la bibliothèque de ladite ville et y demandait des ouvrages malsonnants aux oreilles du bibliothécaire en chef dont le nom, peu fait pour la postérité, danse au bout de notre plume, mais qu’importe ce nom d’un bonhomme en ce travail malédictin? L’excellent bureaucrate, que ses fonctions mêmes obligeaient à délivrer à Rimbaud, sur la requête de ce dernier, force contes orientaux et libretti de Favart, le tout entremêlé de vagues bouquins scientifiques très anciens et très rares, maugréait de se lever pour ce gamin et le renvoyait volontiers, de bouche, à ses peu chères études, à Cicéron, à Vorace, et à nous ne savons plus quels Grecs aussi. Le gamin, qui, d’ailleurs, connaissait et surtout appréciait infiniment mieux ses classiques que ne le faisait le birbe lui-même, finit par “s’irriter”, d’où le chef-d’oeuvre en question. ».
D’après ces indications de Verlaine, on peut déduire que ce poème aurait été écrit en 1868 ou 1869. Or, dans Les Hommes d’aujourd’hui, publié en 1888, il apparaît parmi les poèmes écrits à l’automne 1871.
Le terme « assis » est symbolique, ici, et désigne les bureaucrates collés à leurs chaises et inactifs. Rimbaud, amoureux des longues marches dans la nature, exprime toute son aversion pour ces personnes, dans un poème caricatural, offensif, et riche d’un vocabulaire inventif.
Noirs de loupes1, grêlés2, les yeux cerclés de bagues
Vertes, leurs doigts boulus3 crispés à leurs fémurs
Le sinciput4 plaqué de hargnosités5 vagues
Comme les floraisons lépreuses des vieux murs ;Ils ont greffé dans des amours épileptiques
Leur fantasque ossature aux grands squelettes noirs
De leurs chaises ; leurs pieds aux barreaux rachitiques
S’entrelacent pour les matins et pour les soirs !Ces vieillards ont toujours fait tresse6 avec leurs sièges,
Sentant les soleils vifs percaliser7 leur peau,
Ou, les yeux à la vitre où se fanent les neiges,
Tremblant du tremblement douloureux du crapaud.Et les Sièges leur ont des bontés : culottée
De brun, la paille cède aux angles de leurs reins ;
L’âme des vieux soleils s’allume emmaillotée
Dans ces tresses d’épis où fermentaient les grains.Et les Assis, genoux aux dents, verts pianistes
Les dix doigts sous leur siège aux rumeurs de tambour
S’écoutent clapoter des barcarolles8 tristes
Et leurs caboches vont dans des roulis d’amour.– Oh ! ne les faites pas lever ! C’est le naufrage...
Ils surgissent, grondant comme des chats giflés,
Ouvrant lentement leurs omoplates, ô rage !
Tout leur pantalon bouffe à leurs reins boursouflésEt vous les écoutez, cognant leurs têtes chauves
Aux murs sombres, plaquant et plaquant leurs pieds tors
Et leurs boutons d’habit sont des prunelles fauves
Qui vous accrochent l’œil du fond des corridors !Puis ils ont une main invisible qui tue :
Au retour, leur regard filtre ce venin noir
Qui charge l’œil souffrant de la chienne battue
Et vous suez pris dans un atroce entonnoir.Rassis, les poings noyés dans des manchettes sales
Ils songent à ceux-là qui les ont fait lever
Et, de l’aurore au soir, des grappes d’amygdales
Sous leurs mentons chétifs s’agitent à creverQuand l’austère sommeil a baissé leurs visières
Ils rêvent sur leur bras9 de sièges fécondés10,
De vrais petits amours de chaises en lisière11
Par lesquelles de fiers bureaux seront bordés ;Des fleurs d’encre crachant des pollens en virgule
Les bercent, le long des calices12 accroupis
Tels qu’au fil des glaïeuls le vol des libellules
– Et leur membre13 s’agace à des barbes d’épis14.Copie de Paul Verlaine