Il existe trois manuscrits de ce poème, reproduits ci-dessous, dont l’un est une copie de la main de Paul Verlaine. Ce poème figure parmi l’ensemble que Rimbaud demande à Paul Demeny de brûler dans sa lettre du 10 juin 1870, et pourtant, Arthur en envoie une copie dix jours plus tard à Jean Aicard. On retrouve aussi ce poème dans la collection constituée par Verlaine, début 1872. « Les effarés » fut publié pour la première fois en Angleterre sous le titre « Petits Pauvres » en janvier 1878 dans The Gentleman’s Magazine, probablement grâce à Verlaine ou à C. Barrère qui participait à cette revue. Dans ses publications suivantes (dans Lutèce puis dans Les Poètes maudits), le poème est organisé en sizains. « Effaré » est un mot très employé par Rimbaud à cette époque (Ophélie, Accroupissements, Tête de faune, etc.) mais il s’agit d’un des maîtres mots de Victor Hugo. Banville l’utilise également dans Odes funambulesques, et aussi dans son Gringoire : « il est bien le plus effaré et le plus affamé des enfants perdus » (Gringoire, I). Pour ce poème, Rimbaud peut avoir été inspiré par la scène III de cette pièce, dans laquelle Gringoire porte « sur ses genoux deux petits enfants égarés qu’il avait trouvés pleurant auprès de leur mère, et grelottent de froid », mais il pousse la scène à la caricature : du « Goya pire et meilleur », selon Verlaine. Selon E. Noulet, le choix des « cinq petits » peut rappeler les « cinq petits enfants » du poème de Victor Hugo « Les Pauvres Gens » (La Légende des siècles).
Noirs dans la neige et dans la brume,
Au grand soupirail qui s’allume,
Leurs culs en rond,A genoux, cinq petits – misère ! –
Regardent le boulanger faire
Le lourd pain blond...Ils voient le fort bras blanc qui tourne
La pâte grise, et qui l’enfourne
Dans un trou clair.Ils écoutent le bon pain cuire.
Le boulanger au gras sourire
Chante un vieil air.Ils sont blottis, pas un ne bouge,
Au souffle du soupirail rouge,
Chaud comme un sein.Et quand, pendant que minuit sonne,
Façonné, pétillant et jaune,
On sort le pain,Quand sous les poutres enfumées,
Chantent les croûtes parfumées
Et les grillons ;Que ce trou chaud souffle la vie ;
Ils ont leur âme si ravie
Sous leurs haillons,Ils se ressentent si bien vivre,
Les pauvres petits pleins de givre !
– Qu’ils sont là, tous,Collant leurs petits museaux roses
Au grillage, chantant des choses
Entre les trous,Mais bien bas, – comme une prière...
Repliés vers cette lumière
Du ciel rouvert,– Si fort qu’ils crèvent leur culotte,
– Et que leur lange blanc tremblotte
Au vent d’hiver...Arthur Rimbaud 20 sept. 70.
Manuscrit autographe confié à Paul Demeny en octobre 1870.
Noirs dans la neige et dans la brume,
Au grand soupirail qui s’allume,
Leurs culs en rond,A genoux, cinq petits – misère !
Regardent le Boulanger faire
Le lourd pain blond.Ils voient le fort bras blanc qui tourne
La pâte grise, et qui l’enfourne
Dans un trou clair :Ils écoutent le bon Pain cuire.
Le boulanger au gras sourire
Chante un vieil air :Ils sont blottis, pas un ne bouge
Au souffle du soupirail rouge,
Chaud comme un sein1.Quand, pour quelque medianoche2,
Plein de dorures de brioche
On sort le pain,Quand, sous les poutres enfumées
Chantent les croûtes parfumées
Et les grillons3 :Quand ce trou chaud souffle la vie ;
Ils ont leur âme si ravie
Sous leurs haillons,Ils se ressentent si bien vivre,
Les pauvres petits pleins de givre,
Qu’ils sont là, tous4,Collant leurs petits museaux roses
Au treillage, et disant des choses,
Entre les trous,Des chuchotements de prière :
Repliés vers cette lumière
Du ciel rouvert5Si fort, qu’ils crèvent leur culotte6
Et que leur lange blanc tremblotte
Au vent d’hiver.Juin 1870 – Arth. Rimbaud
Manuscrit autographe adressé à Jean Aicard le 20 juin 1871.
Noirs dans la neige et dans la brume
Au grand soupirail qui s’allume,
Leurs culs en rond,
A genoux les petits – misère !
Regardent le boulanger faire
Le lourd pain blond.Ils voient le fort bras blanc qui tourne
La pâte grise et qui l’enfourne
Dans un trou clair.
Ils écoutent le bon pain cuire ;
Le boulanger au gros sourire
Chante un vieil air.Ils sont blottis, pas un ne bouge
Au souffle du soupirail rouge
Chaud comme un sein.
Quand pour quelque médianoche
Façonné comme une brioche
On sort le pain,Quand sous les poutres enfumées,
Chantent les croûtes parfumées
Et les grillons,
Que ce trou chaud souffle la vie,
Ils ont leur âme si ravie
Sous leurs haillons,Ils se ressentent si bien vivre
Les pauvres Jésus pleins de givre
Qu’ils sont là tous,
Collant leurs petits museaux roses
Au treillage, grognant des choses
Entre les trous,Tout bêtes faisant leur prière
Et repliés vers ces lumières
Du ciel rouvert
Si fort qu’ils crèvent leur culotte
Et que leur chemise tremblote
Au vent d’hiver.Les poètes maudis. Arthur Rimbaud. Verlaine
Lutèce, 19 octobre 1883.