Il s’agit du dernier poème écrit par Arthur Rimbaud à Charleville avant son départ pour Paris, en septembre 1871. Il aurait dit à son ami Ernest Delahaye, « Voilà ce que j’ai fait pour leur présenter en arrivant ». Il n’existe pas de manuscrit autographe connu de ce poème, seulement une copie de la main de Paul Verlaine, sur une feuille double, et non sur son cahier (dans lequel il avait recopié plusieurs poèmes d’Arthur). Subjugué par « Le Bateau ivre », Verlaine a fortement contribué à le faire connaître. Il faut noter qu’Arthur n’avait encore jamais vu la mer à cette époque. Il a donc dû imaginer ces scènes d’après ses lectures et souvenirs de jeux dans une barque sur la Meuse avec son frère, près du Vieux Moulin, aujourd’hui siège du Musée Rimbaud. Les sources littéraires d’inspiration de ce poème, certainement très nombreuses, ont fait l’objet d’une étude d’Emilie Noulet intulée Le premier visage de Rimbaud. Elle y dresse une liste de sources très probables, parmi lesquelles on trouve Les Aventures d’Aribur Gordon Pym d’Edgar Allan Poe, Vingt mille lieues sous les mers et Les voyages du capitaine Cook de Jules Verne, « Le Voyage » (poème des Fleurs du mal) de Baudelaire, Les Natchez de Chateaubriand, Les Travailleurs de la mer, « Pleine Mer » et « Plein Ciel » (poèmes de La Légende des Siècles) de Victor Hugo et probablement des articles des revues Le Magasin pittoresque et Le Tour du Monde.
Emilie Noulet voit dans ce poème les désenchantements d’Arthur Rimbaud, auxquels s’ajoute une certaine lassitude de ses essais de « voyance ». Mais on pourrait opposer à cette théorie le fait que ce poème marque le moment où Rimbaud va quitter Charleville pour se lancer dans l’aventure littéraire parisienne. Pour d’autres, ce poème « prophétise » la future vie de Rimbaud, ses nombreux voyages à travers l’Europe et l’Afrique, et son retour en France pour y mourir.
René Etiemble pense au contraire que ce poème « écrit en 1871 par un virtuose du pastiche et qui voulait se voir imprimé au Parnasse contemporain, développe tout uniment l’un des symboles favoris des parnassiens » (Le Mythe de Rimbaud, t. 2, p. 81). Il est vrai que le thème du bateau est souvent employé au Parnasse contemporain, entre autres par Mallarmé (« Brise marine ») ou Dierx (« Le Vieux Solitaire »). On peut donc dire que si Rimbaud a repris un thème courant, il a aussi su l’enrichir de ses expériences de « voyant », de ses amertumes, à une époque où la lassitude de la lutte commençait peut-être à se faire sentir. L’originalité de ce poème ne réside donc pas dans le thème choisi mais plutôt dans une expression poétique nouvelle.
Comme je descendais des Fleuves impassibles,
Je ne me sentis plus guidé par les haleurs1 :
Des Peaux-rouges criards les avaient pris pour cibles
Les ayant cloués nus aux poteaux de couleurs.J’étais insoucieux de tous les équipages,
Porteur de blés flamands et de cotons anglais
Quand avec mes haleurs ont fini ces tapages2
Les Fleuves m’ont laissé descendre où je voulais.Dans les clapotements furieux des marées,
Moi l’autre hiver plus sourd que les cerveaux d’enfants
Je courus ! Et les Péninsules démarrées3
N’ont pas subi tohu-bohus plus triomphantsLa tempête a béni mes éveils maritimes
Plus léger qu’un bouchon j’ai dansé sur les flots
Qu’on appelle rouleurs éternels de victimes,
Dix nuits, sans regretter l’oeil niais des falots !Plus douce qu’aux enfants la chair des pommes sures
L’eau verte pénétra ma coque de sapin
Et des taches de vins bleus et des vomissures
Me lava, dispersant gouvernail et grappinEt dès lors, je me suis baigné dans le Poème
De la Mer, infusé d’astres, et lactescent4,
Dévorant les azurs verts ; où, flottaison blême
Et ravie, un noyé pensif parfois descend ;Où, teignant tout à coup les bleuités5, délires
Et rhythmes6 lents sous les rutilements7 du jour,
Plus fortes que l’alcool, plus vastes que nos lyres
Fermentent les rousseurs amères de l’amour !Je sais les cieux crevant en éclairs, et les trombes
Et les ressacs et les courants : je sais le soir,
L’Aube exaltée ainsi qu’un peuple de colombes
Et j’ai vu quelquesfois ce que l’homme a cru voir !J’ai vu le soleil bas, taché d’horreurs8 mystiques,
Illuminant de longs figements violets,
Pareils à des acteurs de drames très antiques
Les flots roulant au loin leurs frissons de volets !J’ai révé la nuit verte aux neiges éblouies
Baiser montant aux yeux des mers avec lenteurs,
La circulation des sèves inouïes,
Et l’éveil jaune et bleu des phosphores chanteurs9 !J’ai suivi, des mois pleins, pareilles aux vacheries10
Hystériques, la houle à l’assaut des récifs,
Sans songer que les pieds lumineux des Maries11
Pussent forcer le mufle aux Océans poussifs !J’ai heurté, savez-vous, d’incroyables Florides
Mêlant aux fleurs des yeux des panthères à peaux
D’hommes ! Des arcs-en-ciel tendus comme des brides
Sous l’horizon des mers, à de glauques troupeaux !J’ai vu fermenter les marais énormes, nasses
Où pourrit dans les joncs tout un Léviathan12 !
Des écroulements d’eaux au milieu des bonaces13
Et les lointains vers les gouffres cataractant14 !Glaciers, soleils d’argent, flots nacreux15, cieux de braises !
Échouages hideux au fond des golfes bruns
Où les serpents géants dévorés des punaises
Choient, des arbres tordus, avec de noirs parfums16 !J’aurais voulu montrer aux enfants ces dorades
Du flot bleu, ces poissons d’or, ces poissons chantants.
– Des écumes de fleurs ont bercé mes dérades17
Et d’ineffables vents m’ont ailé par instants.Parfois, martyr lassé des pôles et des zones,
La mer dont le sanglot faisait mon roulis doux
Montait vers moi ses fleurs d’ombres aux ventouses jaunes
Et je restais, ainsi qu’une femme à genoux...Presque île, balottant sur mes bords les querelles
Et les fientes d’oiseaux clabaudeurs aux yeux blonds
Et je voguais, lorsqu’à travers mes liens frêles
Des noyés descendaient dormir, à reculons !Or moi, bateau perdu sous les cheveux des anses18,
Jeté par l’ouragan dans l’éther sans oiseau
Moi dont les Monitors19 et les voiliers des Hanses20
N’auraient pas repêché la carcasse ivre d’eau ;Libre, fumant, monté de brumes violettes,
Moi qui trouais le ciel rougeoyant comme un mur,
Qui porte, confiture exquise aux bons poètes,
Des lichens de soleil et des morves d’azur,Qui courais, taché de lunules21 électriques,
Planche folle, escorté des hippocampes noirs,
Quand les juillets faisaient couler à coups de triques
Les cieux ultramarins aux ardents entonnoirs ;Moi qui tremblais, sentant geindre à cinquante lieues
Le rut des Behemots22 et les Maelstroms23 épais,
Fileur éternel des immobilités bleues
Je regrette l’Europe aux anciens parapets !J’ai vu des archipels sidéraux ! et des îles
Dont les cieux délirants sont ouverts au vogueur :
– Est-ce en ces nuits sans fond que tu dors et t’exiles,
Million d’oiseaux d’or, ô future Vigueur ? –Mais, vrai, j’ai trop pleuré ! Les Aubes sont navrantes
Toute lune est atroce et tout soleil amer :
L’âcre amour m’a gonflé de torpeurs enivrantes
Ô que ma quille éclate ! Ô que j’aille à la mer !Si je désire une eau d’Europe, c’est la flache24
Noire et froide où vers le crépuscule embaumé
Un enfant accroupi plein de tristesses, lâche
Un bateau frêle comme un papillon de mai.Je ne puis plus, baigné de vos langueurs, ô lames,
Enlever leurs sillages aux porteurs de cotons,
Ni traverser l’orgueil des drapeaux et des flammes25,
Ni nager26 sous les yeux horribles des pontons.27Copie de Paul Verlaine.