Un manuscrit de ce poème est connu aujourd’hui. Il a été envoyé par la poste à Paul Demeny le 9 juin 1871 et est arrivé à Douai le 11 juin. Le cachet de la lettre indique une taxe de 30 centimes à payer par le destinataire. Cette pratique était courante chez Arthur Rimbaud. C’est également dans cette lettre qu’il demande à Demeny de détruire les poèmes qu’il lui avait transmis précédemment : « Brûlez, je le veux, et je crois que vous respecterez ma volonté comme celle d’un mort, brûlez tous les vers que je fus assez sot pour vous donner lors de mon séjour à Douai. ». Le poème porte la date du 26 mai 1871, mais Georges Izambard avait affirmé qu’il avait été écrit à Douai en septembre ou octobre 1870, pas plus tard. Arthur l’aurait écrit après avoir lu une lettre de sa mère le 24 octobre dans laquelle elle le traitait de « petit drôle » (Rimbaud tel que je l’ai connu, Mercure de France, 1946, p. 61). Selon Ernest Delahaye, Rimbaud datait souvent ses poèmes du jour où il les recopiait. Cependant, selon Henry de Bouillane de Lacoste, le poème serait de 1871, d’abord pour des raisons graphologiques, et ensuite parce que le style montrerait une plus grande maturité que les poèmes du recueil Demeny. Quoi qu’il en soit, il semble bien s’agir d’un poème autobiographique et aussi pour la première fois d’une œuvre majeure.
En octobre 1861, à sept ans, Rimbaud entre à l’école pour la première fois, à l’institution Rossat. Il vit alors au 73 rue Bourbon, dans un quartier populaire de Charleville. C’est « une rue ouvrière sans commerce, construite de petites maisons d’un seul étage. » (Rimbaud, biographie, éditions Julliard, 1982, Pierre Petitfils). La famille déménage avant les huit ans d’Arthur dans un quartier bourgeois, cours d’Orléans (aujourd’hui cours Briand).
Dans ce poème il raconte comment l’éducation stricte reçue par sa mère a fait monter en lui un sentiment de révolte dès sept ans et l’a poussé à l’hypocrisie et à l’isolement. Enfant privilégié, Rimbaud ne devait pas avoir de mauvaises fréquentations. S’il ne pouvait en trouver dans son quartier, il était condamné à s’amuser tout seul. Tout cela a fait naître chez lui un désir de lier compagnie avec ces jeunes enfants du peuple, qui échappent à la logique hygiénique de la mère, et aux conditions de vie de la bourgeoisie.
Quatre grandes idées se dégagent ici : le goût pour la compagnie d’enfants « chétifs » et « vieillots » qui lui inspirent des « pitiés immondes », l’éveil de l’instinct sexuel, la haine de dieu, et l’amour du peuple ouvrier. Arthur semble prêter à l’enfant de sept ans du poème, les tendances anarchistes qui étaient les siennes au moment de l’écriture du poème à l’âge de seize ans.
Et la Mère1, fermant le livre du devoir2,
S’en allait satisfaite et très fière, sans voir,
Dans les yeux bleus3 et sous le front plein d’éminences4,
L’âme de son enfant livrée aux répugnances5.Tout le jour il suait d’obéissance ; très
Intelligent ; pourtant des tics noirs6, quelques traits,
Semblaient prouver en lui d’âcres hypocrisies.
Dans l’ombre des couloirs aux tentures moisies,
En passant il tirait la langue, les deux poings
À l’aine, et dans ses yeux fermés voyait des points.
Une porte s’ouvrait sur le soir : à la lampe
On le voyait, là-haut, qui râlait sur la rampe,
Sous un golfe de jour7 pendant du toit. L’été
Surtout, vaincu, stupide, il était entêté
À se renfermer dans la fraîcheur des latrines8 :
Il pensait là, tranquille et livrant ses narines.
Quand, lavé des odeurs du jour, le jardinet
Derrière la maison, en hiver, s’illunait9,
Gisant au pied d’un mur, enterré dans la marne
Et pour des visions écrasant son œil darne10,
Il écoutait grouiller les galeux espaliers11.
Pitié ! Ces enfants seuls étaient ses familiers
Qui, chétifs, fronts nus, œil déteignant12 sur la joue,
Cachant de maigres doigts jaunes et noirs de boue
Sous des habits puant la foire13 et tout vieillots,
Conversaient avec la douceur des idiots14 !
Et si, l’ayant surpris à des pitiés immondes15,
Sa mère s’effrayait ; les tendresses, profondes,
De l’enfant se jetaient sur cet étonnement.
C’était bon. Elle avait le bleu regard, – qui ment16 !A sept ans, il faisait des romans17, sur la vie
Du grand désert, où luit la Liberté ravie18,
Forêts, soleils, rives, savanes ! – Il s’aidait
De journaux illustrés où, rouge, il regardait
Des Espagnoles rire et des Italiennes19.
Quand venait, l’œil brun, folle, en robes d’indiennes,
– Huit ans – la fille des ouvriers d’à côté,
La petite brutale, et qu’elle avait sauté,
Dans un coin, sur son dos, en secouant ses tresses,
Et qu’il était sous elle, il lui mordait les fesses,
Car elle ne portait jamais de pantalons ;
– Et, par elle meurtri des poings et des talons,
Remportait les saveurs de sa peau dans sa chambre.Il craignait les blafards dimanches de décembre20,
Où, pommadé, sur un guéridon d’acajou,
Il lisait une Bible à la tranche vert-chou ;
Des rêves l’oppressaient chaque nuit dans l’alcôve.
Il n’aimait pas Dieu21 ; mais les hommes, qu’au soir fauve,
Noirs, en blouse, il voyait rentrer dans le faubourg
Où les crieurs, en trois roulements de tambour,
Font autour des édits rire et gronder les foules.
– Il rêvait la prairie amoureuse22, où des houles
Lumineuses, parfums sains, pubescences23 d’or,
Font leur remuement calme et prennent leur essor !Et comme il savourait surtout les sombres choses,
Quand, dans la chambre nue aux persiennes closes,
Haute et bleue, âcrement prise d’humidité,
Il lisait son roman sans cesse médité24,
Plein de lourds ciels ocreux25 et de forêts noyées,
De fleurs de chair aux bois sidérals26 déployées,
Vertige, écroulements, déroutes et pitié27 !
– Tandis que se faisait la rumeur du quartier,
En bas, – seul, et couché sur des pièces de toile
Écrue, et pressentant violemment la voile28 !A.R 26 mai 1871
Manuscrit autographe envoyé par la poste à Paul Demeny Le 9 juin 1871.