Arthur Rimbaud

Ses poèmes annotés, sa biographie...

Voyelles

Il existe deux manuscrits de « Voyelles » : un de la main de Rimbaud et une copie de la main de Verlaine. On ne connait pas de date de création précise, et il est généralement situé entre 1871 et 1872. Ce poème a longtemps été le plus commenté d’Arthur, avant que les illuminations attirent davantage l’attention. Rimbaud l’évoque brièvement dans « Alchimie du verbe » (Une saison en enfer) : « J’inventai la couleur des voyelles ! – A noir, E blanc, I rouge, O bleu, U vert. ». Les sources d’inspiration attribuées à ce poème sont tellement nombreuses que l’on peut renvoyer à la bibliographie dressée par Etiemble dans son article Le Sonnet des « Voyelles » (Revue de littérature comparée, 1939, p. 235-261) ainsi que dans « Le Mythe de Rimbaud », t. II, p.80-95. Des innombrables lectures de ce poème, on peut retenir les mots que Pierre Louÿs prête à Verlaine : « Je sais qu’il se foutait pas mal si A était rouge ou vert. Il le voyait comme ça, mais c’est tout. ». Ernest Gaubert en 1904 dans Mercure de France a évoqué la possibilité d’une inspiration des abécédaires colorés, utilisés par les enfants pour apprendre l’alphabet. Dans ces livres, chaque lettre était illustrée par quatre dessins :

  • A, noir : Abeille, Araignée, Astre, Arc-en-ciel ;
  • E, jaune : Emir, Etendard, Esclave, Enclume ;
  • I, rouge : Indienne, Injure, Inquisition, Institut ;
  • O, azur : Oliphant, Onagre, Ordonnance, Ours ;
  • U, vert : Ure, Uniforme, Urne, Uranie ;
  • Y, orange : Yeux, Yoles, Yeuse, Yatagan.

Héraut défend également cette théorie en 1934, et les correspondances entre l’abécédaire et le poème sont assez frappantes (en admettant que le jaune, couleur pâle, peut être proche du blanc). Cependant, certains rappellent que dans « Alchimie du verbe » Rimbaud déclare avoir « inventé » la couleur des voyelles, et Ernest Delahaye raconte dans ses « Souvenirs » ces mots de Rimbaud : « J’ai cru voir, parfois j’ai cru sentir de cette façon, et je le dis, je le raconte, parce que je trouve cela aussi intéressant qu’autre chose. »

A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu1 : voyelles,
Je dirai quelque jour vos naissances latentes :
A, noir corset velu des mouches éclatantes
Qui bombinent2 autour des puanteurs cruelles3,

Golfes d’ombre ; E, candeurs4 des vapeurs et des tentes,
Lances des glaciers fiers, rois blancs, frissons d’ombelles5 ;
I, pourpres, sang craché, rire des lèvres belles
Dans la colère ou les ivresses pénitentes ;

U, cycles, vibrements divins des mers virides6,
Paix des pâtis semés d’animaux, paix des rides
Que l’alchimie imprime aux grands fronts studieux ;

O, Suprême Clairon7 plein des strideurs étranges,
Silences traversés des Mondes et des Anges :
– Ô l’Omega8, rayon violet de Ses Yeux !

A. Rimbaud

Manuscrit autographe confié à Emile Blémont.


Les voyelles

A, noir ; E, blanc ; I, rouge ; U vert ; O, bleu : voyelles,
Je dirai quelque jour vos naissances latentes.
A, noir corset velu des mouches éclatantes
Qui bombinent autour des puanteurs cruelles,

Golfes d’ombre. E, frissons des vapeurs et des tentes.
Lances de glaçons fiers, rais blancs, frissons d’ombelles !
I, pourpre, sang craché, rire des lèvres belles
Dans la colère ou les ivresses pénitentes,

U, cycles, vibrements divins des mers virides;
Paix des pâtis semés d’animaux; paix des rides
Qu’imprima l’alchimie aux doux fronts studieux.

O, suprême clairon plein de strideurs étranges,
Silences traversés des Mondes et des Anges...
– O l’Oméga, rayon violet de ses yeux !

Copie de Verlaine.


Voyelles

A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu, voyelles,
Je dirai quelque jour vos naissances latentes.
A, noir corset velu des mouches éclatantes
Qui bombillent autour des puanteurs cruelles,

Golfes d’ombre ; E candeur des vapeurs et des tentes ;
Lances des glaciers fiers, rois blancs, frissons d’ombelles ;
I, pourpres, sang craché, rire des lèvres belles,
Dans la colère ou les ivresses pénitentes ;

U, cycles, vibrements divins des mers virides,
Paix des pâtis semés d’animaux, paix des rides
Que l’alchimie imprime aux grands fronts studieux ;

O, suprême Clairon plein de strideurs étranges,
Silences traversés des Mondes et des Anges :
– O l’Oméga, rayon violet de Ses Yeux !

« Les Poètes maudits. II. Arthur Rimbaud », Paul Verlaine
« Lutèce », 5-12 Octobre 1883.

  1. L’ordre habituel des voyelles est inversé ici, alors qu’il est repris dans l’ordre dans « Alchimie du verbe ». Peut-être Rimbaud voulait-il éviter le hiatus « O bleu, U vert ». D’autre part, on peut noter que l’Omega est plus logique pour clore le poème
  2. Bourdonnent. A noter que le Bescherelle de 1845, entre autres dictionnaires de l’époque, donne « bombiler » (du latin « bombilare »), « voler en bourdonnant ». Le texte imprimé dans Les Poètes maudits donne « bombillent ».
  3. Ce mot est peut-être employé pour la rime, mais Rimbaud associe aussi peut-être à la couleur noire non seulement l’idée de mort, de puanteur, mais aussi de cruauté.
  4. Blancheurs, au sens éthymologique.
  5. Terme botanique désignant la croissance des fleurs sous une forme sphérique
  6. Vertes (du latin « viridus »).
  7. La trompette de l’Apocalypse et du Jugement dernier.
  8. Dernière lettre de l’alphabet grec. Le O n’est plus bleu mais « Oméga » violet, comme la dernière couleur du spectre solaire. La majuscule à « Ses Yeux » renvoie probablement à l’œil de Dieu.